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Nora s’attendait tellement peu à ce qu’elle découvrit en allumant sa lampe qu’elle hurla d’horreur avant de s’enfuir à toutes jambes en laissant échapper son scalpel. Mue par un réflexe de survie, elle n’avait plus qu’une pensée en tête : s’éloigner le plus rapidement possible de cette vision dantesque.
Arrivée à l’entrée du laboratoire, elle s’arrêta. L’homme - il fallait bien qu’elle se résolve à l’appeler ainsi, même si la créature n’avait plus grand-chose d’humain - ne prenait même pas la peine de la poursuivre. Il ne semblait pas avoir remarqué sa présence et continuait à se traîner à travers la pièce tel un zombie. D’une main tremblante, Nora dirigea le faisceau de sa lampe sur lui.
Les vêtements de l’homme étaient lacérés, mais ce n’était rien comparé à sa peau tuméfiée et sanguinolente qui partait en lambeaux, comme s’il émergeait d’un combat avec un monstre titanesque. Au niveau de ce qui avait été autrefois un visage, le cuir chevelu s’était déchiré et pendait par plaques entières, laissant apparaître la boîte crânienne. L’homme tenait entre les doigts crispés de sa main droite des touffes de cheveux sanguinolentes ; des doigts crochus dont la peau cloquée s’effritait littéralement. Il n’avait plus de bouche, mais des lèvres monstrueuses et boursouflées, tavelées de taches noires comme une peau de banane pourrie, entre lesquelles émergeait une langue énorme et craquelée, pleine de bubons purulents. Le gargouillement infâme qui avait tant effrayé Nora quelques minutes plus tôt sortait des profondeurs de la gorge de l’homme dont la langue vibrait dans un bouillonnement de bave à chaque fois qu’il tentait de respirer. À travers les déchirures de sa chemise, sa poitrine et son ventre, couverts de chancres abominables, ressemblaient à un champ de mines dévasté. L’homme marchait avec les bras levés et l’on apercevait à hauteur des aisselles des colonies de pustules saignantes grossissant à vue d’œil, comme des fruits trop mûres filmés en accéléré. L’une d’entre elles éclata dans un giclement de pus avec un bruit sinistre sous les yeux horrifiés de Nora, alors que d’autres poussaient déjà au même endroit.
Mais le plus terrifiant peut-être était le regard du monstre, dont les yeux avaient perdu toute humanité. Le gauche, tout injecté de sang et de la taille d’un œil de bœuf, avait jailli de son orbite et tournait dans tous les sens sans rien voir. L’œil droit, en revanche, n’était plus qu’une bille vitreuse et racornie qui semblait fixer le lointain.
Nora, révulsée par cette vision cauchemardesque, fut parcourue d’un frisson d’horreur. Il ne pouvait s’agir que de l’une des victimes du Chirurgien ; quelle torture abominable avait-il fait subir au malheureux pour le mettre dans un état pareil ?
Incapable du moindre mouvement, pétrifiée d’épouvante, elle vit la créature s’arrêter et regarder dans sa direction. Elle leva la tête et son œil monstrueux arrêta un instant sa course folle pour se poser sur Nora, comme s’il l’apercevait pour la première fois. Elle se raidit, prête à fuir, mais l’homme fut pris d’un violent tremblement et baissa la tête avant de reprendre sa terrible progression, sans but apparent.
Nora, prête à vomir, tourna le rayon de sa torche de l’autre côté du laboratoire, essayant d’effacer de son regard cette vision insoutenable. Une vision d’autant plus effroyable qu’elle avait cru reconnaître le malheureux lorsque son œil gigantesque et exorbité s’était posé sur elle. Derrière ce masque terrifiant se dissimulait un visage familier, celui du personnage sûr de lui et légèrement condescendant qu’elle avait vu émerger d’une limousine quelques jours plus tôt à l’entrée du chantier de Catherine Street.
Le souffle coupé, elle regardait, hébétée, la terrible silhouette s’éloigner dans les profondeurs du sous-sol. Elle aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour lui, mais comment savoir ce que lui avait fait le Chirurgien ?
Alors qu’un sentiment de pitié faisait pour la première fois surface au fond de son être, elle comprit qu’il était de toute façon trop tard. Résolue à accepter l’inacceptable, elle baissa machinalement sa lampe tandis que la silhouette se fondait lentement dans l’obscurité, et elle en dirigea le faisceau vers la salle suivante.
C’est alors qu’elle aperçut Pendergast.
L’inspecteur, allongé sur les dalles de pierre, reposait dans une mare de sang. Elle crut tout d’abord qu’il était mort. Une énorme hache rouillée gisait à côté de lui, et un billot de bois semblable à ceux dont se servaient autrefois les bourreaux reposait un peu plus loin.
Retenant un hurlement, elle se précipita et s’agenouilla à côté de lui. Contre toute attente, l’inspecteur ouvrit les yeux.
— Que s’est-il passé ? s’écria-t-elle. Vous êtes blessé ?
Pendergast la gratifia d’un pauvre sourire.
— Décidément, on ne peut rien vous cacher, professeur Kelly, ironisa-t-il.
La torche de la jeune femme se reflétait dans la flaque de sang, qui aillait en s’élargissant.
— Il faut faire quelque chose ! hurla-t-elle.
Pendergast leva sur elle ses yeux délavés.
— Oui, je crois que je vais avoir besoin de vous, fit-il d’une voix éteinte.
— Mais que s’est-il passé ? Où se trouve le Chirurgien ?
Un éclat fugitif passa dans le regard de Pendergast.
— Vous ne l’avez pas vu ? Il est pourtant passé tout près de vous.
— Quoi ? Ce malheureux couvert de plaies effroyables ? Fairhaven ? C’est donc lui, l’assassin ?
Pendergast hocha imperceptiblement la tête.
— Mon Dieu ! Et que lui est-il arrivé ?
— Empoisonné.
— Mais comment ?
— Il a touché plusieurs objets de cette pièce. Évitez de suivre son exemple, si vous tenez à la vie. Toutes les armes entreposées dans cette salle constituent un vaste champ d’expérimentation. En saisissant l’une après l’autre plusieurs d’entre elles, Fairhaven a été contaminé par un cocktail de poisons plutôt explosif, à en juger par les effets désastreux provoqués sur sa personne. Des neurotoxines foudroyantes, très certainement.
Pendergast agrippa brusquement la main de la jeune femme.
— Smithback ? demanda-t-il.
— Il est vivant.
— Dieu merci.
— Mais Fairhaven avait déjà commencé à l’opérer.
— Je sais. Dans quel état se trouve-t-il ?
— À peu près stable, mais je ne sais pas pour combien de temps. Il faut le conduire au plus vite à l’hôpital. Vous aussi.
Pendergast acquiesça.
— J’ai un ami médecin qui se chargera de tout.
— Comment allons-nous faire pour sortir d’ici ?
L’arme de Pendergast était tombée un peu plus loin et il la saisit en grimaçant de douleur.
— Aidez-moi à me relever, si cela ne vous dérange pas. Il nous faut remonter jusqu’à la salle d’opération. Je dois m’occuper de Smithback et tout faire pour stopper ma propre hémorragie.
Péniblement, Nora passa son bras autour de l’inspecteur pour l’aider à se remettre debout. Il chercha son équilibre et parvint à se mettre en marche, toujours soutenu par la jeune femme.
— Je vous demanderai de bien vouloir éclairer notre ami quelques instants, fit-il.
La silhouette monstrueuse de Fairhaven se traînait misérablement le long de l’un des murs du laboratoire. Il se heurta contre un grand placard, s’arrêta, recula d’un pas maladroit et se cogna à nouveau, incapable de contourner l’obstacle. Pendergast l’observa un long moment avant de détourner le regard.
— Plus aucun risque de ce côté-là, murmura-t-il. Il est temps de remonter, à présent. Il n’y a plus une minute à perdre.
Toujours soutenu par Nora, il retraversa l’enfilade des pièces souterraines en s’arrêtant à intervalles réguliers afin de reprendre des forces. La remontée de l’escalier de pierre fut particulièrement pénible, l’inspecteur étant obligé de marquer une pause à chaque marche ou presque.
Enfin parvenus dans la salle d’opération, ils retrouvèrent Smithback, toujours inconscient.
Nora s’empressa de vérifier les écrans et constata que les signaux étaient faibles, mais réguliers. La perfusion de solution saline était quasiment vide et elle la changea après avoir pris une nouvelle poche dans le petit réfrigérateur. Pendergast se pencha au-dessus du journaliste, retira les champs opératoires et procéda à un examen complet de la plaie.
— Il s’en tirera, se contenta-t-il de déclarer au bout de quelques minutes, au grand soulagement de Nora. Maintenant, il va falloir que vous m’aidiez à retirer ma veste et ma chemise.
Avec des gestes aussi doux que possible, Nora s’appliqua à dénouer la veste que l’inspecteur avait appliquée contre sa blessure, puis elle l’aida à se débarrasser de sa chemise, dévoilant un trou béant à hauteur de l’abdomen. Du sang s’écoulait également d’une blessure au coude. En le regardant, elle constata que l’inspecteur, en dépit de son allure frêle, était solidement musclé.
— Veuillez approcher cette table, lui demanda-t-il en désignant de son bras valide une desserte roulante sur laquelle étaient disposés divers instruments chirurgicaux.
Nora obtempéra.
— Ensuite, apportez-moi les pinces que vous apercevez là-bas, poursuivit-il.
Pendergast nettoya soigneusement le sang coagulé autour de la plaie qu’il avait au ventre et l’arrosa copieusement de Bétadine.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas quelque chose contre la douleur ? proposa-t-elle. Il y a...
— Nous n’avons pas le temps.
Pendergast laissa tomber sur le sol le morceau de gaze plein de sang avec lequel il s’était épongé, puis il orienta l’éclairage vers sa blessure abdominale.
— Je vais devoir suturer ces veines afin de stopper l’hémorragie, fit-il.
Nora le regardait avec des yeux inquiets.
— Approchez un peu la lumière, je vous prie. Comme cela, très bien. Maintenant, passez-moi cette pince.
Nora avait beau avoir l’estomac bien accroché, elle faillit se sentir mal en voyant Pendergast sonder lui-même sa blessure. Il reposa la pince au bout de quelques minutes, s’empara d’un scalpel et pratiqua une incision perpendiculaire à la plaie.
— Vous n’allez tout de même pas vous opérer vous-même ? fit-elle, désorientée.
Pendergast fit non de la tête.
— Je me contente de faire de mon mieux pour stopper les saignements. Mais il me faut atteindre coûte que coûte la veine colique qui a eu la mauvaise idée de se rétracter.
Il effectua une seconde incision, moins longue cette fois, avant de sonder à nouveau la plaie à l’aide d’une petite pince.
Nora fit la grimace et détourna les yeux.
— Comment allons-nous faire pour sortir d’ici ? demanda-t-elle à nouveau.
— Nous emprunterons les souterrains. Les recherches que j’ai pu entreprendre ces derniers temps montrent qu’un brigand écumait autrefois cette partie de Riverside Drive. À en juger par l’étendue des caves qui courent sous nos pieds, je suis à présent convaincu que nous nous trouvons dans son ancien repaire. Vous aurez sans doute remarqué que cette demeure surplombe l’Hudson River, et que la vue est saisissante.
— Non, je dois dire que j’avais la tête ailleurs, répliqua-t-elle.
— Bien sûr. De plus, la station d’épuration de la North River cache désormais une bonne partie du paysage, reprit Pendergast tout en extrayant une grosse veine à l’aide de sa pince. Il y a cent cinquante ans, cette maison possédait une vue unique sur la partie inférieure de l’Hudson. Et ce n’étaient pas les pirates d’eau douce qui manquaient dans ces parages. Ils se glissaient sur l’eau à la nuit tombée pour prendre à l’abordage les navires ancrés dans les environs et kidnapper leurs passagers.
Il s’arrêta pour examiner la veine d’un œil de connaisseur.
— Leng devait le savoir en achetant cette propriété, reprit-il, car il recherchait avant tout de vastes souterrains. Nous trouverons très certainement le moyen de rejoindre le fleuve en poursuivant notre exploration des souterrains. Donnez-moi ce rouleau de fil chirurgical, voulez-vous ? Non, pas celui-là. L’autre, de taille 4-0. Je vous remercie.
Nora fit la grimace en voyant Pendergast recoudre lui-même l’énorme veine.
— Parfait, dit-il quelques minutes plus tard en lâchant la pince avant de reposer la boîte de fil. C’est principalement à cause de cette veine que je perdais autant de sang. Je ne peux malheureusement pas grand-chose pour ma rate, qui aura été touchée par le premier projectile. Je me contenterai à présent de cautériser les plus petites veines avant de suturer la plaie. Pourriez-vous me passer le cautérisateur ? Il s’agit de ce petit appareil électrique, là-bas.
Nora s’empressa de lui tendre l’instrument demandé - une sorte de petit stylo bleu relié à un bloc moteur par un fil, muni d’un interrupteur sur le côté. Pendergast se pencha sur sa blessure, poussa l’interrupteur et le stylo émit un crépitement strident tandis qu’il cautérisait la veine. Un autre crépitement, nettement plus long, retentit et un filet de fumée s’éleva de la plaie. Nora détourna le regard, s’efforçant de penser à autre chose.
— Mais alors, quel était le fameux grand projet de Leng ?
Pendergast ne répondit pas immédiatement.
— Enoch Leng avait décidé de guérir l’humanité tout entière, finit-il par dire sans quitter des yeux sa blessure. Il voulait sauver le monde, pas moins.
Nora crut avoir mal entendu.
— Sauver le monde ? Mais il faisait justement l’inverse, puisqu’il assassinait des gens par dizaines.
— En effet, fit Pendergast, laconique, tandis que l’appareil crépitait de plus belle.
— J’avoue avoir du mal à comprendre comment il comptait s’y prendre.
— C’était tout simple. En éliminant l’humanité.
Nora ouvrit des yeux ronds.
— C’était bien là l’ambiguïté du grand projet de Leng. Réduire l’espèce humaine à néant, pour mieux la protéger d’elle-même et la guérir à tout jamais de ses insuffisances. Il tentait de mettre au point un poison universel, d’où ces pièces remplies de produits toxiques, de plantes, de reptiles et autres insectes venimeux. Ce n’étaient d’ailleurs pas les indices qui me manquaient depuis le début de mon enquête. Je pense, par exemple, aux traces de poison sur les fragments de verre retrouvés dans son ancien laboratoire. Ou encore à cette devise en grec ancien figurant sur ses armoiries au-dessus de la porte d’entrée, et que vous n’aurez pas manqué de voir en entrant ici.
Nora hocha la tête d’un air songeur.
— Il s’agit des ultimes paroles prononcées par Socrate au moment de boire la coupe de ciguë : ώ крιτων, τώ Ασκληπιώ δΦείλομεν άλεκτрόνα άλλά άπόδοτε και μή άμελήσητε « Criton, je dois un coq à Asclepius ; pense à payer ma dette. » Un autre indice qui aurait dû me mettre sur la voie.
Il marqua une pause, le temps de cautériser une nouvelle veine.
— Ce n’est qu’en voyant cette pièce pleine d’armes que j’ai enfin établi le lien et que la nature de son projet insensé m’est enfin apparue en pleine lumière. Il ne lui suffisait pas de fabriquer le poison idéal. Encore lui fallait-il imaginer un moyen de le diffuser à grande échelle pour empoisonner la terre entière. C’est à partir de là que les éléments les plus surprenants de son étrange cabinet - les costumes, les armes, les oiseaux migrateurs et tout le reste - prenaient soudain tout leur sens. Entre autres choses, il avait accumulé des objets empoisonnés de toutes sortes au cours de ses recherches, aussi bien des vêtements que des accessoires divers, qu’il conservait au terme de ses expériences.
— Comment peut-on avoir des idées pareilles ! s’exclama Nora.
— Le projet était pour le moins ambitieux, ce n’est pas moi qui vous contredirai sur ce point. Un projet impossible à réaliser en l’espace d’une seule vie, d’où son besoin initial de mettre au point une méthode susceptible de prolonger durablement sa propre existence.
Pendergast reposa doucement l’appareil à cautériser.
— Je ne crois pas avoir aperçu ici les accessoires nécessaires pour refermer convenablement ces incisions, dit-il. Il faut dire que Fairhaven n’en avait nul besoin. Si vous voulez bien avoir la gentillesse de me passer un peu de gaze et de sparadrap, je me débrouillerai tant bien que mal pour habiller la plaie en attendant d’avoir recours aux services d’un médecin. Je vais à nouveau avoir besoin de votre aide.
Nora lui tendit la gaze et le sparadrap et l’aida à maintenir fermés les bords de la plaie.
— Savez-vous s’il a fini par trouver le poison universel qu’il recherchait ?
— Non, et à en juger par l’état d’abandon dans lequel se trouve son laboratoire secret, je dirais qu’il a dû y renoncer aux alentours de 1950.
— Pour quelle raison ?
— Je serais bien incapable de vous le dire, répondit Pendergast en fixant un morceau de gaze sur le trou par lequel était sortie la balle, avant de poursuivre, soucieux :
— C’est même extrêmement curieux et je dois avouer que la question me taraude.
Son pansement terminé, il se redressa. À sa demande, Nora confectionna une écharpe pour son bras blessé en déchirant des morceaux de tissu, puis elle l’aida à remettre sa chemise maculée de sang.
Pendergast se tourna alors vers la forme immobile de Smithback et observa quelques instants les signaux émis par les moniteurs. Il tâta le pouls du journaliste et examina le pansement sommaire que Nora avait confectionné un peu plus tôt. Il se dirigea alors vers l’une des dessertes. Il fouilla le tiroir pour en extraire une seringue hypodermique dont il injecta le contenu dans la solution saline.
— Voilà qui devrait suffire à le maintenir en état de léthargie jusqu’à ce que vous ayez eu le temps de quitter les lieux et d’aller quérir mon ami médecin, précisa-t-il.
— Moi ? demanda Nora.
— Très chère Nora, l’un d’entre nous doit impérativement rester au chevet de Smithback. Il serait extrêmement imprudent de le transporter dans cet état. Avec un bras en écharpe et une blessure par balle à hauteur de l’abdomen, je me vois mal crapahuter dans ces souterrains, et encore moins me servir d’une paire de rames.
— Mais... je ne comprends pas...
— Vous ne tarderez pas à comprendre. En attendant, aidez-moi à redescendre ces maudits escaliers.
Après avoir lancé un dernier regard à Smithback, Nora redescendit dans les souterrains en compagnie de Pendergast. Observant le plus profond silence, ils traversèrent l’une après l’autre les salles voûtées où Leng avait accumulé ses collections insolites. L’atmosphère qui régnait dans les souterrains était d’autant plus inquiétante qu’ils connaissaient désormais la façon dont le vieux savant avait souhaité les utiliser.
Nora ralentit en franchissant le seuil du laboratoire. Elle fit courir le faisceau de sa lampe sur la salle d’armes et aperçut la silhouette monstrueuse de Fairhaven, accroupie dans un coin de la pièce. Pendergast regarda longuement son adversaire, puis il s’avança vers une lourde porte en chêne qu’il ouvrit. Un nouvel escalier, grossièrement taillé dans le roc, s’enfonçait plus profondément encore dans les entrailles de la terre.
— Jusqu’où ces marches vont-elles ? demanda Nora.
— Très certainement jusqu’aux bords de l’Hudson.
Ils descendirent les marches recouvertes de mousse et de salpêtre. Arrivés tout en bas, la torche de Nora révéla un quai de pierre contre lequel venait taper l’eau du fleuve dans un clapotis régulier. Au fond de la grotte, un tunnel s’enfonçait dans l’obscurité.
Une vieille barque en bois renversée sur le quai semblait les attendre. Nora l’examina à la lueur de sa lampe.
— Je suppose que vous savez ramer, s’enquit Pendergast.
— Bien sûr, j’ai fait ça toute ma vie.
— Fort bien. Si je ne m’abuse, vous trouverez une vieille digue un peu plus au sud en descendant le long de la rive orientale de l’Hudson. Profitez-en pour aborder, précipitez-vous vers la première cabine téléphonique venue, et appelez mon chauffeur, Proctor, au numéro suivant : 645 78 84. Racontez-lui nos aventures en quelques mots. Il viendra aussitôt vous chercher et s’occupera de tout, notamment de contacter mon médecin pour Smithback et moi-même.
Nora retourna la barque qu’elle fit glisser dans l’onde. Le vieil esquif prenait l’eau, mais il tiendrait toujours assez longtemps pour le court trajet qu’elle avait à effectuer.
— Merci de bien veiller sur Smithback pendant mon absence, recommanda-t-elle à son compagnon.
Pendergast acquiesça. À la lumière de la lampe de poche, l’eau se reflétait sur son visage blême. Sans plus attendre, Nora s’installa prudemment dans la barque.
Au moment où elle s’apprêtait à s’en aller, Pendergast fit un pas en avant.
— Professeur Kelly, fit-il à mi-voix. J’aurais une dernière recommandation à vous faire.
Elle le regarda d’un air interrogatif.
— Cette maison et tout ce qu’elle contient devront rester secrets. Personne ne doit jamais savoir. Personne. Je suis convaincu que la méthode mise au point par Leng pour prolonger son existence se trouve quelque part entre ces murs. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
— Oui, je comprends, répondit Nora après un long silence.
Songeuse, elle le regardait attentivement, brusquement consciente des implications de ce qu’il lui demandait. Un moyen de prolonger la vie... Tout ça était tellement incroyable...
— J’avoue avoir une raison toute personnelle pour ne pas vouloir ébruiter ce secret. Je ne voudrais pas que le nom de Pendergast se trouvât souillé à jamais.
— Le nom de Pendergast ? Leng était donc l’un de vos ancêtres ? Mais... c’est pour cette raison qu’il vous ressemblait autant.
— Oui, il s’agissait de mon arrière-grand-oncle.
Nora hocha la tête en posant les rames dans les dames de nage. Pendergast avait sans doute une conception bien désuète de l’honneur familial, mais elle respectait suffisamment l’homme pour accepter son point de vue.
— Mon médecin personnel se chargera de faire transporter Smithback dans une clinique privée, loin d’ici. Personne ne songera à lui poser la moindre question. J’en profiterai pour me faire opérer, moi aussi. Mais personne ne doit jamais savoir ce qui nous est arrivé. J’insiste sur ce point.
— Je comprends, répéta Nora.
— Les gens se demanderont sans doute ce qui est arrivé à Fairhaven, mais je doute que la police établisse jamais un lien entre lui et le Chirurgien, et encore moins avec le 891 Riverside Drive.
— Vous voulez dire que les meurtres du Chirurgien ne seront jamais élucidés ?
— Oui, vous m’avez parfaitement compris. D’un autre côté, les affaires les plus mystérieuses sont indéniablement les plus palpitantes, vous ne me contredirez pas sur ce point. Allons, il est temps de partir à présent. Quel numéro devez-vous appeler ?
— Le six quatre cinq sept huit huit quatre.
— Parfait. Faites au plus vite, professeur Kelly. Smithback et moi-même comptons sur vous.
Elle éloigna la barque du quai d’un coup de rame avant de regarder une dernière fois Pendergast. Le frêle esquif dansait sur l’eau.
— À mon tour de vous faire une requête. Comment diable avez-vous fait pour vous dégager de vos chaînes ? Vous êtes un vrai magicien.
Dans la pénombre, elle vit les lèvres de Pendergast s’étirer imperceptiblement.
— Je sais. Vous me l’avez déjà dit lors de l’une de nos premières rencontres, au Muséum.
— Sérieusement, comment avez-vous fait ?
— Il existe une longue histoire d’amour entre les Pendergast et l’univers de la prestidigitation. On trouve des magiciens dans ma famille depuis dix générations au moins. Nous y avons tous touché de près ou de loin. Antoine Leng Pendergast ne faisait pas exception à la règle, il était même l’un des plus doués de nous tous. Vous souvenez-vous de tous ces accessoires de magie aperçus au rez-de-chaussée de la maison ? Sans parler des portes dérobées, des pans de mur pivotants et autres chausse-trappes ? Sans le savoir, Fairhaven se servait de menottes truquées pour attacher les pieds et les mains de ses victimes. Je m’en suis immédiatement rendu compte ; n’importe quel prestidigitateur digne de ce nom aurait reconnu des menottes Guitteau et des fers Bean Prison, avec leur goupille caractéristique qui s’enlève en un clin d’œil à l’aide des doigts ou des dents. Un véritable jeu d’enfant pour un initié, conclut-il avec un petit rire silencieux.
Nora s’éloignait déjà, et le bruit des rames sur l’eau se répercutait sous les voûtes du tunnel taillé dans le rocher. Quelques minutes plus tard, elle passait à travers une ouverture étroite dissimulée par des plantes aquatiques et se retrouvait brusquement à l’air libre, sur les eaux calmes de l’Hudson. L’énorme masse de la station d’épuration de la North River s’élevait au-dessus de sa tête, et elle apercevait un peu plus au nord la courbe scintillante du pont George Washington. Nora ferma les yeux et aspira une longue bouffée d’air frais. Elle n’arrivait pas à croire qu’ils s’en étaient sortis vivants.
Elle se retourna pour regarder le trou par lequel elle avait débouché quelques instants auparavant. Dissimulé par les herbes folles et quelques rochers, il avait déjà disparu.
Arc-boutée sur les rames de la barque, avec en arrière-plan les buildings de Manhattan, elle crut entendre dans la nuit paisible le rire silencieux de Pendergast.